- 12.06.2025
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Dans les coulisses de TABEXPO 2025 : quand l’industrie du tabac façonne son avenir
Les 8 et 9 mai 2025, Genève a accueilli la 30ᵉ édition de TABEXPO, l’une des plus grandes foires européennes de l’industrie du tabac et de la nicotine. Organisé à Palexpo, cet événement d’envergure internationale attendait quelques 3 000 visiteurs et environ 100 exposants venus discuter des innovations, des défis réglementaires, des produits alternatifs, ou encore des stratégies durables à l’échelle mondiale.
Présentée comme la plus grande conférence B2B (business to business) du secteur, TABEXPO 2025 a été doublée cette année par une « Novel Nicotine Expo », entièrement consacrée aux nouveaux produits contenant de la nicotine. Les deux manifestations étaient organisées par Quartz Business Media, également active dans les salons commerciaux dédiés à la shisha.
Sur le site officiel, le ton est clair : « Innover pour le futur de l’industrie du tabac ». L’introduction souligne la centralité de la Suisse dans cette industrie : «La Suisse abrite les plus grands cigarettiers du monde. Philip Morris International, British American Tobacco et Japan Tobacco International sont tous présents sur le sol suisse depuis de nombreuses années, avec des sièges régionaux, des centres de recherche et des usines de production disséminés dans tout le pays. » Rien d’étonnant, dès lors, à retrouver British American Tobacco (BAT) et Japan Tobacco International (JTI) parmi les sponsors principaux de l’édition 2025.
Ce que le public ne voit pas toujours, c’est ce qui se joue en coulisses. Un ancien collaborateur de l’industrie du tabac – que nous avons choisi de garder strictement anonyme – a assisté à TABEXPO 2025 en tant qu’observateur critique. Grâce à lui, nous avons pu documenter de l’intérieur les stratégies mises en œuvre pour façonner l’avenir du secteur. Selon ses mots, il ne s’agit pas simplement d’un salon commercial : TABEXPO est une vitrine stratégique, où se dessinent les lignes de la prochaine vague de dépendance.

De la vitrine à la tribune : l’industrie du tabac en représentation
Dans deux halles de Palexpo, TABEXPO 2025 s’est donné des allures de foire technologique high-tech, où l’univers de la nicotine se présente sous son jour le plus lisse et sophistiqué. Les stands, soigneusement conçus et tapissés de slogans évoquant l’innovation, la durabilité et la « réduction des risques », offraient une vitrine soignée pour des produits destinés à pérenniser la consommation de nicotine sous d’autres formes : cigarettes électroniques, tabac chauffé, mais surtout sachets de nicotine. En effet, ces derniers avaient été mis à l’honneur de la « Novel Nicotine Expo » et représentaient environ la moitié des produits présentés à Genève. Les stands présentent ces boîtes colorées remplies de ces sachets aux arômes et quantités de nicotine variés, aux designs adaptés pour toucher tous les segments du marché. Un fabricant estonien propose même de créer sa propre marque, afin de se joindre à la tendance.


Sachets de nicotine de tous arômes et couleurs possibles, proposés par des marques venant du monde entier.
Les exposants ont cherché à séduire un public professionnel en quête de partenariats et de solutions adaptées aux évolutions du marché mondial du tabac et de la nicotine. Sous couvert d’innovation, c’est avant tout la diversification de l’offre et l’expansion des marchés qui étaient à l’ordre du jour. Le message était clair : la nicotine a encore de l’avenir, à condition d’en renouveler les formes.
En parallèle aux stands d’exposition, des conférences étaient organisées durant les deux jours de l’événement. Des « experts » des industries se sont relayés pour parler des risques de la régulation et des perspectives des marchés.
Les intervenants de TABEXPO 2025 illustrent à eux seuls les dynamiques internes du secteur. On y trouve des responsables scientifiques issus des grandes multinationales du tabac, vendant l’idée de produits supposés bien moins néfastes que la cigarette traditionnelle. À leurs côtés, des consultants spécialisés en stratégie réglementaire ou en relations investisseurs, actifs à l’échelle mondiale dans le repositionnement des géants de la nicotine. Ils exposent les enjeux politiques liés à l’acceptabilité de ces produits sur les différents marchés. D'autres viennent des laboratoires d’analyse mandatés par l’industrie du tabac et de la nicotine, apportant un vernis de neutralité technique aux débats sur la qualité ou la sécurité.
Le vocabulaire est rodé : innovation, science, régulation équilibrée, durabilité. Mais il sert souvent à fausser le débat public, à imposer des cadres d’évaluation favorables, à occuper l’espace réglementaire. Les experts invités, qu’ils soient scientifiques, consultants ou analystes de marché, confèrent une légitimité technique à un secteur en quête de reconnaissance. Tous participent à la fabrique d’un récit : celui d’une industrie en mutation, mais toujours désireuse de façonner elle-même les règles du jeu. En effet, TABEXPO ne se limite pas à une foire professionnelle. C’est un espace stratégique de narration et de pouvoir, où l’industrie internationale du tabac et de la nicotine tente de redéfinir son rôle, sa légitimité et ses futures marges de croissance.
Le futur, selon l'industrie : diversification et conquête
« Les produits alternatifs sont le futur, les cigarettes traditionnelles vont devenir un produit du passé ». C’est par cette déclaration que l’analyste en chef de la section Nicotine et Cannabis d’Euromonitor International ouvre sa conférence lors de la 30ème Tabexpo à Genève [i]. Cette société mondiale d’études de marché conseille et analyse les tendances pour des acteurs majeurs, dont Philip Morris International (PMI), British American Tobacco (BAT), Imperial Brands et Japan Tobacco International (JTI), comme le confirme le site internet d'Euromonitor.
L’objectif affiché est clair : « multiplier les produits auprès des consommateurs ». Les grands groupes du tabac entendent bien diversifier leur offre : vapes, sachets de nicotine (nicotine pouches), arômes variés, dispositifs hybrides. Selon eux, un seul mode de consommation ne suffit plus pour se maintenir sur le marché, il faut proposer une « expérience récréative complète ». Le message sous-jacent : se contenter d’un seul produit, c’est manquer l’expérience riche et diversifiée que l’industrie prétend offrir – un argument marketing taillé sur mesure pour encourager la multi-consommation. Si l’on vape, il faut profiter de ce que peuvent aussi procurer les sachets de nicotine et ne pas s’interdire le tabac chauffé. Et bien sûr apprécier les différents arômes ou les propriétés « relaxantes » de telle déclinaison de produits, tandis que d’autres seront « stimulants ». L’assistance écoute avec la plus grande appétence, y voyant de futurs profits stupéfiants. Car ne l’oublions pas, la nicotine est avant tout une drogue puissante et addictive qui assure des entrées à long terme à cette industrie centenaire.
« De 5% du marché, nous sommes passés à 10%, même à 15% sur certains territoires. Il y a un gros potentiel de croissance » annonce ce messager d’Euromonitor au sujet des sachets de nicotine. C’est bien ce que l’on peut observer dans les stands. L’analyste n’a d’ailleurs pas manqué de montrer des articles de presse qui parlent de la popularité de ces sachets dans le monde de la tech et de la finance.
Réduire les risques ? Les multiplier, plutôt !
Le toxicologue d'Imperial Brands lui-même l'affirme dans sa présentation: « Pour répondre aux besoins du consommateur, il faut lui proposer une gamme de produits différenciés. » Il précise que ce que l’industrie du tabac maîtrise depuis toujours, c’est l’art d’ancrer ses produits dans le quotidien des consommateurs. Un modèle qu’elle entend bien reproduire avec les nouveaux dispositifs. Alors que tous les intervenants évoquent à l'envi la nécessité de « réduire les risques », la stratégie réelle semble aller dans le sens contraire : multiplier dispositifs et mode de consommation des produits de la nicotine, équivaut à multiplier les risques!
La recherche a montré que les nouveaux produits de la nicotine ne sont pas dénués de risques et favorisent l’apparition de cancers sur le long terme [ii]. Même si le risque d’un type de produits était réduit en comparaison à la cigarette, en consommant une gamme complète de dispositifs, on additionne tout de même ces risques. Ces faits n’ont évidemment pas été abordés par le toxicologue, qui a commencé sa présentation en affirmant « je voue une véritable passion à la nicotine depuis 25 années ».
Malgré tout, ce toxicologue précise qu’il n’utilise jamais le mot « sûr » (safe) pour leurs produits, « c’est un concept relatif ». Une prudence qui en dit long sur la mémoire judiciaire de l'industrie. Cette dernière a longtemps nié le danger léthal de leurs produits. Les cigarettiers les plus importants du monde le savaient depuis les années 1950. Les sept plus grands groupes de l’industrie du tabac ont été condamnés à verser des amendes colossales après que leurs PDGs aient témoigné sous serment devant le Congrès américain en 1994, affirmant qu’ils ne croyaient pas que la cigarette pouvait provoquer le cancer et que la nicotine créait une dépendance. Aujourd’hui les propos en apparence plus nuancés de ce toxicologue reflètent plus une peur des tribunaux américains qu’une véritable prise de conscience responsable.
A propos percutants, silences coupables également. Pas un seul mot de la journée quant à des préoccupations pour la jeunesse et la consommation de ces produits « d’adultes ». Ni les lésions pulmonaires chez les adolescents pour les vapes, ni les lésions de la muqueuse buccale provoqués par les sachets de nicotine n’ont fait le fruit de propos, pourtant bien documentés, du toxicologue ou d’autres experts.


La tour Eiffel à Milan et la magie du 3 en 1 : de la poudre yeux, ce dont l’industrie a toujours été experte.
Nouveaux territoires à conquérir : après la nicotine, le cannabis
Et avec la montée de la dépénalisation du cannabis, le prochain grand marché est déjà identifié. La protection de la santé du consommateur, elle, semble absente de l'équation.
Les entreprises de la nicotine se tournent désormais vers les substances dites « fonctionnelles » : cannabinoïdes, plantes relaxantes, composés nootropiques. Selon Euromonitor, cette tendance s’appuie sur une évolution du comportement des consommateurs, qui choisissent des produits non plus pour leur nature mais pour leur effet recherché (« outcome intentionality »). Les grands groupes explorent donc des gammes hybrides — nicotiniques ou non — pour répondre à des « besoins » tels que la concentration, le soulagement du stress ou la performance. Cette bascule stratégique, présentée comme une réponse aux attentes modernes, ne repose pas sur une logique de santé publique, mais sur l’ouverture d’un nouveau champ de stimulation commerciale. Le glissement de la nicotine vers le cannabis, voire vers d’autres agents psychoactifs, s’accompagne de la même logique: susciter un usage généralisé à travers des promesses d’efficacité ou de bien-être. La logique addictive et l’absence de données indépendantes sur les effets à long terme ne freinent en rien cette course à l’innovation, qui risque de se traduire par une nouvelle dépendance — socialement valorisée cette fois. Le potentiel d’un nouveau marché du cannabis, aussi libéral et sauvage que celui de la nicotine, promet de très juteux bénéfices !
Répétition historique : créer un faux besoin
Comme le faisaient remarquer plusieurs conférenciers, les restrictions croissantes sur la cigarette traditionnelle poussent à innover dans les produits alternatifs. Cette logique rappelle tristement celle des années 1920, le début d’un marketing global de la cigarette sans précédent à l’époque: créer un besoin artificiel pour ancrer un nouveau produit de masse. Rien de neuf, si ce n’est la puissance technologique et marketing déployée aujourd’hui : placements de produits dans les films, partenariats avec des influenceurs des réseaux sociaux, stratégies sociales hyperciblées. Sans encadrement réglementaire fort, que l’industrie craint fortement, comme cela a été répété à de nombreuses reprises pendant Tabexpo 2025, l'histoire risque de se répéter.
L’industrie du tabac se refait une santé
En nous répétant encore et encore « notre mission est la réduction des risques », l’industrie rêve que le public y voit une envie de se reconvertir dans la santé publique. Le dernier conférencier de la matinée, de BAT, reprend à nouveau ce credo en ajoutant des termes scientifiques pour impressionner le public : « les régulations doivent être fondées sur des faits «evidence-based» (basés sur la recherche scientifique) ». On ne peut qu’être d’accord sur le principe, mais il n’est pas sûr que ce cadre souhaite voir ces recherches effectuées sans la participation de son secteur. Selon le site Lobbyfacts.eu, il est lobbyiste pour son employeur au Parlement Européen. De plus, comme son titre l’indique, ce journaliste de formation est «responsable des processus réglementaires supranationaux au niveau mondial».
Cela montre combien il est important que ceux qui votent les régulations et les modifications de la loi pensent avant tout à la santé publique avant la manne financière générée par une industrie qui coûte des milliards par année aux domaines de la santé.

Exposants et public de professionnels dans la halle de Palexpo. Au vu du public clairsemé, peu de chance que les organisateurs aient atteint les 3000 visiteurs attendus.
Ces salons professionnels, à l’image de TABEXPO 2025, ne sont pas de simples expositions commerciales. Ils sont avant tout des espaces d’influence stratégique, où se construisent les récits, les alliances et les arguments qui serviront à légitimer l’expansion des produits nicotiniques et psychoactifs sur de nouveaux marchés. Derrière les vitrines lisses et les discours aseptisés, ce sont des logiques bien rodées de captation des consommateurs, de normalisation des usages et de contournement des régulations qui sont à l’œuvre.
C’est précisément pour cela qu’il est crucial de surveiller ces événements de près. Non pas parce qu’ils seraient illégaux, mais parce qu’ils incarnent la manière dont une industrie historiquement responsable de millions de morts se recompose tout en conservant les mêmes logiques de dépendance et de profit. Loin d’être anecdotiques, ces rendez-vous permettent à l’industrie de tester ses récits, d’influencer les décideurs politiques, et de poser les bases d’un avenir où la consommation de nicotine – et bientôt d’autres substances, en particulier le cannabis – sera toujours plus intégrée, ciblée, et banalisée. Les observer, les documenter, les questionner est un impératif de santé publique.
AT Suisse, 12 juin 2025
[1] Euromonitor International est une entreprise privée de recherche de marché, spécialisée dans l’analyse stratégique de l’industrie, des marchés de consommation et du commerce mondial. Euromonitor est souvent utilisée comme source de données dans les rapports d’organisations internationales, comme l’OMS, pour estimer par exemple les ventes de tabac par pays ou les évolutions du marché des nouveaux produits de la nicotine, comme les sachets de nicotine. Toutefois, son indépendance est critiquée : elle a été financée par des cigarettiers comme Philip Morris et British American Tobacco, ce qui soulève des préoccupations en matière de conflits d’intérêts. Les méthodologies de collecte de donnée de Euromonitor out souvent été critiqués pas leur manque de transparence. Malgré cela, ses données sont parfois reprises par des agences de santé publique ou des institutions internationales. Or, selon plusieurs experts, cela va à l’encontre des principes de la Convention-cadre de l’OMS (article 5.3), qui recommande de se tenir à distance de toute source influencée par l’industrie du tabac. AT Suisse a pour politique de ne jamais faire recours aux données produites par Euromonitor.
[2] Stephens, W. E. (2018). Comparing the cancer potencies of emissions from vapourised nicotine products including e-cigarettes with those of tobacco smoke. Tobacco control, 27(1), 10-17.