La COP11 se termine — et la Suisse ne peut plus détourner le regard

La onzième session de la Conférence des Parties (COP11) à la Convention-cadre de l’OMS pour la lutte antitabac (CCLAT) vient de se dérouler du 17 au 22 novembre 2025, réunissant à Genève plus de 180 Parties pour examiner les progrès accomplis dans la réduction de la consommation de tabac, adopter des lignes directrices actualisées et renforcer la coopération internationale.

par Luciano Ruggia

Adoptée en 2003 et entrée en vigueur en 2005 en tant que tout premier traité mondial de santé publique placé sous l’égide de l’Organisation mondiale de la santé, la CCLAT a marqué une étape historique en établissant des obligations juridiquement contraignantes pour que les gouvernements mettent en œuvre des mesures solides et fondées sur des données probantes afin de réduire la consommation de tabac, protéger la population contre ses méfaits et limiter l’influence de l’industrie. En tant qu’organe décisionnel du traité, la Conférence des Parties se réunit régulièrement pour évaluer la mise en œuvre, actualiser les normes et répondre aux nouveaux défis d’un paysage du tabac et de la nicotine en constante mutation, incluant la régulation des produits, la fiscalité, l’interdiction de la publicité, les impacts environnementaux et les nouveaux produits nicotinés tels que les cigarettes électroniques et le tabac chauffé.

Près de deux décennies d’expérience ont démontré l’efficacité de la CCLAT : les pays qui ont appliqué ses dispositions ont enregistré une diminution de la prévalence tabagique, une réduction de l’exposition à la fumée passive, une meilleure prise de conscience des dangers du tabac et des impacts concrets sur la prévention des maladies non transmissibles. Pourtant, l’épidémie tabagique demeure l’une des menaces les plus pressantes pour la santé publique mondiale, causant plus de huit millions de décès chaque année et générant des coûts économiques et sociaux considérables, en particulier dans les pays à revenu faible et intermédiaire où les lacunes réglementaires, le manque de ressources et l’ingérence persistante de l’industrie freinent les progrès.

Dans ce contexte, la COP11 représentait bien plus qu’une réunion de routine. Organisée à Genève, elle a offert une occasion décisive de renouveler les engagements, de renforcer la solidarité mondiale, de faire face à de nouvelles menaces et d’aider les pays à combler les lacunes réglementaires qui continuent de mettre en danger la santé publique. Les décisions adoptées à la COP11 visent à renforcer les mesures réglementaires, contrer les tactiques de l’industrie et garantir que les générations futures soient protégées contre l’addiction, la maladie et l’expansion des produits du tabac et de la nicotine. Alors que les pays passent maintenant à la phase d’application, la COP11 définit l’orientation de la prochaine étape de la lutte antitabac mondiale.

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Thématiques et décisions majeures

Une décision visant à éliminer progressivement les filtres de cigarettes polluants — aujourd’hui reconnus comme l’une des formes les plus répandues de déchets plastiques contaminant cours d’eau, plages et espaces urbains — n’a pas obtenu le soutien nécessaire des délégations. Une initiative parallèle visant à renforcer les exigences de divulgation des composants des produits du tabac n’a pas davantage progressé, malgré ce que beaucoup ont décrit comme un sentiment d’urgence manifeste. Au lieu de créer un groupe de travail officiel, les Parties n’ont accepté qu’un processus de consultation informel sous l’égide de l’OMS, repoussant les avancées substantielles à la prochaine COP.

La COP11 a néanmoins adopté une série de décisions reconnaissant l’ampleur des dommages causés par l’ensemble de la chaîne du tabac — de la culture et la production à la consommation et aux déchets post-utilisation, incluant la pollution générée par les dispositifs électroniques à nicotine. Les États ont été encouragés à envisager des cadres réglementaires plus stricts pour faire face à la pollution environnementale et à explorer des voies juridiques permettant de rendre l’industrie responsable des dommages sanitaires, sociaux et écologiques. Comme l’a souligné la présidente de la COP, Reina Roa, les preuves scientifiques des ravages environnementaux du tabac sont « absolument indéniables ».

Malgré les tensions, les délégués ont également soutenu des mesures visant à accroître le financement public des programmes nationaux de lutte antitabac, en mettant l’accent sur la mobilisation des ressources domestiques — en particulier via la fiscalité — comme pierre angulaire d’une mise en œuvre durable. Les Parties ont également accepté d’examiner des mesures prospectives dites « de fin du tabac », telles que les interdictions générationnelles, et ont adopté une décision appelant à des actions législatives renforcées en matière de responsabilité civile et pénale.

Pour les organisations de la société civile, la COP11 a une fois de plus démontré le rôle essentiel du plaidoyer indépendant dans la résistance face à l’influence de l’industrie et dans le soutien aux politiques fondées sur des données probantes. AT Suisse a participé activement au sein d’un réseau coordonné mené notamment par l’Alliance mondiale pour la lutte antitabac (GATC) et ASH US. Ces organisations ont contribué à mettre en lumière les enjeux émergents, soutenir les Parties défendant des réglementations ambitieuses et révéler les stratégies d’infiltration et de désinformation visant les délégations.

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Le débat manipulé autour de la « réduction des risques »

L’un des débats les plus controversés concernait la manière dont la CCLAT devait aborder les nouveaux produits nicotinés — y compris les cigarettes électroniques et le tabac chauffé — marquant la première fois que cette question était officiellement soulevée lors d’une COP. Les experts de santé publique ont insisté sur le fait que ces produits doivent être réglementés dans le cadre de la prévention de la dépendance à la nicotine et de la protection des jeunes, qui sont de plus en plus ciblés par les arômes, les couleurs, le marketing numérique et le branding « style de vie ». L’industrie, en revanche, a promu un récit de prétendue « réduction des risques », affirmant que ces produits favorisent le sevrage chez les adultes — malgré les preuves croissantes d’initiation des jeunes, de double usage et de renormalisation de la dépendance nicotinique. Des recherches récentes publiées dans le BMJ montrent comment les cigarettes électroniques portent atteinte aux droits fondamentaux des enfants, renforçant l’urgence de mesures de protection strictes.

Les débats sur les nouveaux produits ont abouti à deux projets de décision concurrents — l’un mené par le Brésil, qui encourageait les Parties à prendre des mesures supplémentaires pour prévenir la dépendance à la nicotine, et un second proposé par Saint-Kitts-et-Nevis, aligné sur les arguments de l’industrie et qui a reçu le « Dirty Ashtray Award », prix symbolique décerné par la société civile. Faute de consensus, la question a été reportée à la COP12 en 2027.

Tout au long des négociations, l’ingérence de l’industrie est demeurée le principal obstacle aux avancées — tant dans les sessions officielles que lors d’événements parallèles tels que la conférence « Good COP 2.0 », organisée à Genève par des acteurs alignés avec l’industrie. Des experts ont signalé des niveaux d’ingérence sans précédent, incluant des tentatives d’influencer les délégations nationales, de déformer les preuves scientifiques et de reformuler les débats autour des notions de « droits des consommateurs » et « d’innovation ». Le chef par intérim du Secrétariat, Andrew Black, a reconnu ces pressions tout en affirmant que les décisions adoptées à la COP11 contribueront à sauver des millions de vies et à protéger la planète des dommages liés au tabac.

À l’approche de la COP12, les questions non résolues — notamment la régulation des nouveaux produits nicotinés, les restrictions sur les arômes, les mesures environnementales telles que l’interdiction des filtres, et les cadres de responsabilité juridique — devraient revenir à l’ordre du jour. Veiller à ce que l’influence de l’industrie soit exclue de l’élaboration des politiques sera essentiel si les Parties veulent traduire les engagements pris à Genève en réductions tangibles du fardeau sanitaire, social et écologique causé par le tabac.

Pour plus d’information: https://gatc-int.org/news-and-events/

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L’ingérence de l’industrie : un obstacle croissant aux progrès

L’un des aspects les plus préoccupants de la COP11 a été la démonstration claire que l’industrie du tabac et de la nicotine a intensifié et diversifié ses stratégies visant à influencer l’élaboration des politiques internationales de lutte antitabac. Des rapports publiés avant la conférence ont montré que l’ingérence de l’industrie demeure le principal obstacle à la mise en œuvre complète de la CCLAT, et les dynamiques observées à Genève ont confirmé cette tendance. Contrairement aux précédentes COP, où les activités de lobbying se déroulaient en marge des négociations, la COP11 a été précédée d’efforts coordonnés visant à façonner les positions nationales avant même l’arrivée des délégations. Dans plusieurs pays, des entreprises du tabac et des organisations qui leur sont affiliées ont participé directement aux réunions préparatoires, apportant des « contributions techniques » et tentant d’adoucir les mandats gouvernementaux. Cela marque un passage d’un lobbying réactif à une véritable captation politique proactive, en particulier par l’intermédiaire des ministères des finances, du commerce, de l’agriculture et des affaires étrangères, davantage sensibles aux arguments économiques et moins alignés avec les priorités de santé publique.

Parallèlement, l’industrie a massivement investi dans un réseau de groupes relais, incluant des prétendues organisations de consommateurs, des think tanks, des associations de planteurs et des plateformes militantes promouvant le vapotage et le tabac chauffé. Ces acteurs amplifient les messages de l’industrie tout en dissimulant leurs liens financiers, créant une chambre d’écho qui présente la lutte antitabac comme déraisonnable, idéologique ou hostile à la « réduction des risques ». Durant la COP11, ces groupes ont déployé des campagnes sur les réseaux sociaux, organisé des démonstrations et produit des tribunes destinées à exercer une pression sur les délégations et à influencer l’opinion publique. En parallèle aux négociations officielles, des organisations alignées sur l’industrie ont tenu à Genève des événements alternatifs, tels que « Good COP 2.0 », attaquant explicitement l’OMS et tentant de miner la confiance dans le processus du traité. Cette stratégie reflète une tentative délibérée non seulement d’affaiblir certaines propositions réglementaires, mais aussi de saper la légitimité de la gouvernance sanitaire multilatérale elle-même.

La rhétorique de la « réduction des risques » a été au cœur de ces efforts. En présentant les cigarettes électroniques, les produits de tabac chauffé et les sachets de nicotine comme des outils de réduction du tabagisme, l’industrie a cherché à résister à une régulation plus stricte de ces produits, à s’opposer aux restrictions sur les arômes et le marketing et à empêcher leur intégration dans les obligations centrales de la CCLAT. Pourtant, les données montrent une hausse continue de l’expérimentation chez les jeunes, du double usage avec les cigarettes et une augmentation de la dépendance à la nicotine, remettant en cause la crédibilité de ces arguments. Des chercheurs et des experts en droits humains ont averti que ces récits masquent les risques encourus par les enfants et les adolescents et renormalisent la consommation de nicotine. L’intensité de ces messages à la COP11 illustre la manière dont l’industrie s’est repositionnée comme un prétendu partenaire de santé publique, tout en bloquant activement les politiques susceptibles de réduire effectivement l’addiction.

Le discours environnemental a également été ciblé. Face à l’accumulation de preuves scientifiques sur les impacts écologiques des filtres de cigarettes, de la pollution électronique et de l’ensemble de la chaîne du tabac, les entreprises ont eu recours à des stratégies de greenwashing — parrainage de campagnes de nettoyage, engagements de durabilité, initiatives de recyclage. Ces tactiques ont été utilisées pour s’opposer à des mesures réglementaires telles que l’interdiction des filtres ou des mécanismes de responsabilité, en présentant l’industrie comme faisant partie de la solution plutôt que comme la source du problème. L’incapacité de la COP11 à parvenir à un consensus sur l’interdiction des filtres plastiques ou sur l’avancement d’exigences contraignantes de divulgation reflète l’efficacité de ces stratégies, combinées aux pressions géopolitiques et aux arguments économiques avancés par des délégations alignées sur l’industrie.

Pour la société civile et les experts en santé publique, la COP11 a souligné l’urgence de renforcer les protections prévues par l’Article 5.3, de consolider les règles de transparence et d’empêcher l’industrie et ses intermédiaires d’influencer l’élaboration des politiques. Les discussions à Genève ont clairement montré que, même si les Parties reconnaissent de plus en plus les dommages environnementaux, sociaux et économiques du tabac, des avancées réelles dépendront de la capacité à protéger la prise de décision contre les intérêts commerciaux. À l’approche de la COP12 — où reviendront des sujets non résolus tels que la régulation des nouveaux produits nicotinés, les cadres de responsabilité, les restrictions aromatiques et les mesures environnementales — il sera essentiel que l’industrie soit tenue à l’écart de la formulation des politiques de santé. Sans cette protection, les progrès obtenus à la COP11 risquent d’être dilués, retardés ou annulés, et la perspective d’un avenir sans tabac demeurera hors de portée.

Liens sur l’interférence de la part de l’industrie du tabac lors de la COP11:

https://www.globalissues.org/amp/news/2025/11/13/41610

https://www.euractiv.com/news/inside-big-tobaccos-push-to-sway-the-world-health-organization/

https://www.tobaccotactics.org/article/cop-11-mop-4-interference/

Conclusion — La Suisse à la croisée des chemins

À la lumière des décisions de la COP11 et face au renforcement manifeste de l’influence de l’industrie du tabac et de la nicotine dans les processus politiques internationaux, la Suisse se trouve dans une position particulièrement délicate. Seul pays d’Europe à ne pas avoir ratifié la CCLAT, elle reste en dehors du cadre décisionnel collectif et ne peut participer, en tant que Partie, à la définition des normes internationales en matière de protection des jeunes, de régulation des nouveaux produits nicotinés, de responsabilité environnementale ou juridique. Cette situation affaiblit la crédibilité de la Suisse en santé publique, alors même qu’elle accueille l’OMS, le Secrétariat de la CCLAT et la communauté diplomatique mondiale réunie à Genève pour la COP11. Au moment où les Parties avancent vers des mesures environnementales plus fortes, une responsabilité accrue et une protection renforcée contre l’ingérence industrielle, la Suisse risque d’être perçue comme un refuge pour l’industrie du tabac et ses réseaux. Les débats de la COP11 soulignent l’urgence pour la Suisse de s’aligner sur les normes internationales, de ratifier la CCLAT et de renforcer sa législation nationale — pour protéger sa population et rester cohérente avec ses engagements de santé globale.

Luciano Ruggia, Genève, 22 novembre 2025

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